La moralité dépend-elle des gènes ? Un scientifique adventiste examine le défi de la sociobiologie aux notions chrétiennes de valeurs et de comportement.

Qu’est-ce que l’amour ? Comment définit-on la beauté ? L’esprit et la foi sont-ils liés ? L’altruisme est-il hérité ou se cultive-t-il ? Par qui ou par quoi les questions de moralité et de valeur sont-elles réglées ?

Il fut un temps où de telles préoccupations étaient la responsabilité incontestée des philosophes et des théologiens. Les chrétiens, par exemple, considéraient l’amour, la foi, l’espérance et les valeurs morales comme des qualités propres à l’homme démontrant la création par Dieu de l’humanité. Ceux qui croyaient en un Dieu personnel étaient réconfortés par le fait que la science avait peu d’autorité dans l’étude de l’origine des valeurs humaines et de la foi.

Mais aujourd’hui, les fondements semblent changer. La théorie de l’évolution organique a affecté profondément et fondamentalement la société. Profondément enracinée dans le paradigme de l’évolution naturaliste, la science moderne s’aventure dans des domaines qui étaient autrefois la responsabilité première de la métaphysique ou de la religion. Les biologistes évolutionnistes, particulièrement ceux qui se spécialisent en sociobiologie, proposent des théories purement naturalistes de l’évolution du comportement social et moral.

Par exemple, les sociobiologistes prétendent comprendre la nature génétique du comportement altruiste. Certains même proposent des étapes de l’évolution censées produire le concept humain de « vertu » et déclencher le besoin humain de religion.

Le comportement social a-t-il une base biologique ?

En 1975, Edward O. Wilson, entomologiste à l’Université Harvard, publia son livre aujourd’hui célèbre, Sociology: The New Synthesis. Wilson définit la sociobiologie comme « l’étude systématique de la base biologique du comportement social et de l’organisation des sociétés chez tous les types d’organismes, y compris les êtres humains ». Cette définition combinait les concepts de la génétique des années 30 et les concepts d’aptitude d’Hamilton2 et Williams3 d’une manière créative et globale. La nouvelle synthèse de Wilson précipita un regain d’intérêt pour le comportement social. Elle enflamma l’imagination des spécialistes du comportement et devint un sujet populaire de discussion et de débat. La discussion sur ce sujet à la fin des années 70 et au début des années 80 fut âpre. Beaucoup de profanes et de scientifiques, particulièrement des anthropologues et des sociologues, réagirent violemment au livre de Wilson. Leurs préoccupations étaient imprégnées de la crainte qu’un tel raisonnement sociobiologique ne ravive des formes racistes de darwinisme social.4

Le débat créa la confusion d’abord parce qu’il proposait des mécanismes évolutionnistes qui semblaient menacer des aspects de l’évolution darwinienne, qui considéraient l’action de la sélection naturelle comme principalement focalisée au niveau de l’individu. La théorie de Darwin était devenue synonyme de « survie des plus aptes ». La sociobiologie parut s’opposer à cette interprétation en défendant l’idée que le gène, et non l’individu, est la principale unité de l’évolution. Donc, selon cette perspective, l’individu n’est plus qu’un véhicule qui transfère le matériel génétique d’une génération à l’autre.5

Au lieu de détruire l’évolution darwinienne, comme certains le prédirent, la sociobiologie, en un sens, vint au secours de la théorie de la sélection naturelle pour expliquer les comportements désintéressés. Des comportements curieux ou bizarres qui rendaient perplexes Darwin et ses partisans furent interprétés à la lumière de la sociobiologie.

Le rôle des gènes dans le comportement

La théorie sociobiologique ramena la compréhension des comportements d’altruisme et de coopération à trois concepts : l’aptitude globale (Hamilton),6 la sélection de parentèle (Maynard-Smith)7 et l’altruisme réciproque (Trivers).8 Hamilton énonça le principe général que la sélection naturelle tend à maximiser non pas l’aptitude individuelle mais l’aptitude globale ; autrement dit, la probabilité de transmission d’un gène dépend non seulement de la survie d’un individu donné porteur du gène, mais du nombre total de copies du gène qui peut être transmis par un groupe entier d’individus apparentés. La sélection de parentèle, ou la capacité d’accomplir des actes d’altruisme au bénéfice des parents proches, est une partie importante de la théorie de l’aptitude globale.

Selon ce concept, il serait adaptatif pour un individu de sacrifier sa vie pour au moins deux frères ou au moins huit cousins germains. Les frères partagent, en moyenne, la moitié de leurs gènes et les cousins germains un huitième de leurs gènes. Les actes altruistes sont adaptatifs seulement si l’aptitude globale produit un gain net pour un gène particulier.9 Donc, l’aptitude globale d’un individu ne dépend pas seulement de la survie de ses descendants mais aussi de celle de ses proches parents.

Si on suppose que le comportement a une cause génétique, l’altruisme envers la parentèle peut être considéré comme de l’égoïsme de la part du responsable des gènes, parce qu’il est probable que des copies des mêmes gènes soient présentes chez les proches parents. L’altruisme pourrait aussi être considéré comme une forme d’égoïsme génétique si en étant altruiste un individu peut se garantir un altruisme réciproque plus tard. Le concept de l’altruisme génétique, ainsi que diverses formes de « coopération », fournissent des exemples de moyens par lesquels l’ « altruisme » envers les non-apparentés peut provenir de gènes égoïstes qui cherchent à accroître la probabilité de leur perpétuation.

Le fait qu’un animal risque sa vie pour un autre ou renonce à ses chances de reproduction pour assister d’autres adultes dans le soin aux jeunes apparut à Darwin comme contraire aux concepts de « survie des plus aptes » qu’il avait illustrés avec tant de soin. Une mère oiseau simulant une aile cassée pour détourner un prédateur de ses poussins ; un chien de prairie jouant le rôle de sentinelle pour faire le guet pour les autres chiens de prairie ; les geais de Floride adultes renonçant à leur propre reproduction tandis qu’ils assistent d’autres adultes dans l’entretien du nid ne sont que quelques exemples de comportements qui étaient inexplicables par les concepts darwiniens de survie des plus aptes.

En appliquant les concepts de l’aptitude globale, la sociobiologie a fourni des réponses aux nombreuses contradictions apparentes avec les concepts darwiniens de sélection. Par exemple, le chien de prairie donnant l’alarme quand un prédateur apparaît peut diminuer son aptitude ou sa survie individuelle, mais peut accroître son aptitude globale en aidant ses proches parents. Les études du comportement et de la génétique ont découvert que quand les jeunes spermophiles atteignent la maturité, les mâles se dispersent sur une certaine distance avant de s’installer et de choisir un territoire. Les jeunes femelles ne se dispersent pas, mais établissent leur territoire plus près de leurs parents. Les femelles ont par conséquent de nombreux proches parents vivant à proximité, contrairement aux mâles. Tout comme la théorie le prédit, ce sont les femelles qui donnent l’alarme et donc qui risquent leur vie.10 On a montré que les actes altruistes des geais des arbustes de Floride, comme beaucoup d’autres actes apparemment désintéressés, étaient génétiquement cohérents avec les prédictions de la sélection de parentèle.11

Parmi les insectes, Wilson a observé des formes de comportement social allant de la solitude de type ermite aux systèmes de castes pleinement développés où des sociétés complexes se partagent les tâches et asservissent d’autres espèces pour qu’elles travaillent pour elles. Il combina ses observations sur l’évolution des diverses formes de comportement social avec la nouvelle compréhension de l’altruisme (véritable égoïsme génétique) et proposa ces mécanisme comme point de départ du développement de la moralité et de la religion chez l’homme. D’après lui, l’action des groupes apparentés coopérant pour une aide mutuelle et une aptitude globale maximise les comportements d’entraide, non par amour « fraternel », mais parce que leurs gènes ont été sélectionnés pour produire un comportement qui maximise la probabilité de leur transmission aux générations suivantes.

Implications pour les chrétiens

Bien que la sociobiologie se soit avérée une théorie utile dans l’étude de l’écologie du comportement et du comportement social, ses conclusions logiques quand elles sont appliquées au comportement humain ont des implications très troublantes pour les chrétiens.

La sociobiologie avance la croyance que le comportement humain et animal résulte uniquement de l’interaction entre les gènes et l’environnement sous l’influence de la sélection naturelle et du hasard. Wilson dit qu’ « aucune espèce, y compris la nôtre, n’a de dessein dépassant les impératifs créés par son histoire génétique » et que l’espèce humaine « n’a pas de projet extérieur à sa propre nature biologique ». Nos gènes égoïstes ont donc créé « l’esprit humain comme un dispositif pour la survie et la reproduction ».12 Ceci fait essentiellement de nous des machines productrices de gènes égoïstes.13

La biologie évolutionniste naturaliste ne laisse aucune place pour Dieu ou les absolus moraux. Selon cette perspective, le bien et le mal ne peuvent être mesurés que comme résultats de l’évolution. « Il existe dans le cerveau des facteurs innés de censure et de motivation qui affectent profondément et inconsciemment nos prémisses éthiques ; à partir de ces bases la moralité a évolué comme un instinct. »14

La moralité au sens chrétien ou traditionnel est absente de la théorie de l’évolution. Même dans le concept de l’aptitude darwinienne, ce qui est « le mieux » ou « le plus apte » ne peut être défini ou déclaré vrai que pour un ensemble particulier de conditions écologiques à un moment particulier. Donc toute tentative de tirer un ensemble de critères éthiques sera au mieux relativiste ou conditionnelle.

Les sociobiologistes ont appliqué leurs théories à un large éventail de problèmes sociaux. Ils ont développé des idées fondées sur l’aptitude globale pour répondre à des questions concernant le viol, l’homosexualité, l’infanticide, les tabous de l’inceste, le dimorphisme sexuel, la polygamie et la monogamie. Leurs explications sont enracinées dans la croyance que nos gènes égoïstes ont fait de nous ce que nous sommes, parce que tout comportement fixé dans notre patrimoine génétique a dû être avantageux pour notre survie.

La sociobiologie a tenté de mettre l’étude de la moralité et de l’éthique sur une base purement matérialiste. Wilson dit que la science « peut bientôt être en position de rechercher l’origine et le sens mêmes des valeurs humaines, d’où découlent toutes les déclarations éthiques et une bonne partie de la pratique politique ».15 Il suggère de plus que les scientifiques et les humanistes devraient considérer ensemble qu’il est peut-être temps de retirer temporairement l’éthique des mains des philosophes et des théologiens pour la confier aux biologistes.

Bien que la plupart des scientifiques rejettent cette suggestion, c’est en réalité exactement ce qui s’est passé.16 Les sociobiologistes qui élèvent la voix au sujet de la morale et de l’altruisme sont souvent accusés de commettre l’ « erreur naturaliste » qui fut rendue célèbre par leurs partisans du darwinisme social qui tentèrent de justifier une théologie ou une philosophie naturelles fondées sur la survie des plus aptes. Wilson et d’autres sociobiologistes de premier plan ne préconisent pas la création d’une éthique fondée sur ce qui se trouve dans la nature. Beaucoup d’entre eux croient que les humains devraient utiliser leur cerveau hautement évolué pour aller au-delà de l’instinct. Selon eux, l’utilisation de l’intellect et du consensus du groupe peut aboutir à une éthique plus élevée grâce à l’évolution culturelle. Wilson croit que la religion a évolué via la sélection naturelle et est donc utile pour notre survie, mais qu’il est maintenant temps que la science aide à créer une expression religieuse qui contribuera à préserver la vie sur terre.

Wilson déclare : « La tâche principale de la biologie humaine est d’identifier et de mesurer les contraintes qui influencent les décisions des moralistes et de toute autre personne, et de déduire leur signification à travers les reconstructions neurophysiologiques et phylogénétiques de l’esprit. … Au cours de ce processus se façonnera une biologie de l’éthique, qui rendra possible la sélection d’un code de valeurs morales plus profondément compris et plus durable. »17

Une réponse chrétienne

Toute tentative de définition d’une morale ou d’une éthique sur la base de la théorie de l’évolution défie clairement les croyances fondamentales de l’Eglise adventiste du septième jour et la communauté chrétienne dans son entier. Comment devrions-nous répondre ? Certains étudiants confrontés à la logique de la sociobiologie et à son utilité dans l’étude du comportement animal ont abandonné la foi en la Bible. D’autres ont rejeté toute forme d’évolution. Au premier abord il peut sembler que la sociobiologie exige un choix entre les Ecritures et la théorie de l’évolution.

Certes, les théories de l’évolution naturalistes qui rejettent Dieu sont incompatibles avec la Bible, mais ceci ne veut pas dire que les Ecritures et des aspects du raisonnement sociobiologique sont incompatibles. La plus grande partie de ce qui est connu au sujet du processus de l’évolution, ses mécanismes et les forces de sélection sont compréhensibles même avec une lecture conservatrice des Ecritures. La Bible nous dit que depuis le début de grands changements ont eu lieu au sein de la création de Dieu, particulièrement comme résultat de la chute, et que ces changements ont été transmis de génération en génération.

Je crois que les lois divines de la nature s’appliquent à la fois à l’homme et aux autres créatures, et que les organismes furent créés avec des comportements autant qu’avec des morphologies qui ont depuis subi des générations de changement conduit par les mutations et les recombinaisons et qui ont été modelés par la sélection naturelle. En conséquence, une partie du caractère humain reflète des générations de sélection naturelle qui a accentué le côté égoïste de notre nature. La Bible nous dit que les humains ne sont pas totalement déterminés biologiquement, mais qu’ils ont une part de libre arbitre qui leur permet de rechercher auprès de Dieu la capacité d’agir de manière vraiment altruiste. Un tel comportement n’est pas seulement le résultat d’une modification génétique et d’un déterminisme biologique.

Il est possible que le processus fondamental de la sélection de parentèle et son effet sur l’aptitude globale aient opéré au sein des humains et des autres groupes créés d’organismes. L’acceptation de cette notion n’exige pas qu’on suppose que l’ensemble du monde vivant ait évolué à partir d’une cellule ou que l’évolution ait créé la moralité.

Cela étant dit, la réponse chrétienne au défi de la science dans le domaine de la moralité et des valeurs reste inévitable.

Premièrement, un attachement à la vérité. Plus que jamais, il est nécessaire que les chrétiens développent des moyens d’intégrer les vérités révélées par diverses sources, bibliques comme scientifiques, tout en conservant une haute estime des Ecritures. S’attacher à l’un ne nécessite pas un refus de l’autre.

Deuxièmement, une implication plus active dans le développement des valeurs. Les chrétiens peuvent apprendre beaucoup des autres méthodes de recherche, y compris de la sociobiologie, sur la façon dont les valeurs sont apprises, développées et cultivées et dont la moralité se développe. A une époque où l’humanité, y compris la communauté scientifique, est à la recherche de moyens de réintroduire des semences de moralité et de valeurs dans la société, et où les systèmes de morale et de valeurs entretenus autrefois semblent s’effondrer de toute part, le chrétien a un devoir à la fois religieux et sociologique. Les chrétiens, particulièrement les adventistes, qui ont un attachement pressant à un système de valeurs objectif et une foi inébranlable dans le pouvoir de Dieu pour transformer les êtres humains, ne doivent sûrement pas manquer à leur responsabilité envers la société en encourageant le développement de valeurs solides.

Troisièmement, un défi au style de vie. En définitive la croyance en Dieu qui nous donne toutes les lois morales, et nous rend capables de les garder, sera testée au tribunal du style de vie humain. Montrons-nous dans notre conduite qu’à cause de notre confiance en Dieu nous sommes capables de voir notre intérêt personnel tout en étant désintéressés ?

Ronald L. Carter (Ph.D., Loma Linda University) est chercheur et pasteur, professeur de biologie à Loma Linda, spécialisé dans la systématique moléculaire. Son travail sur le terrain l’a mené jusqu’au cœur de la jungle amazonienne.

Citation recommandée

Ronald L. Carter, « La moralité dépend-elle des gènes ? Un scientifique adventiste examine le défi de la sociobiologie aux notions chrétiennes de valeurs et de comportement. », Dialogue 5 (1993/3), p. 5-8

NOTES ET RÉFÉRENCES

  1. Edward O. Wilson, Sociobiology: The New Synthesis (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1975).
  2. W. D. Hamilton, « The Genetical Theory of Social Behaviour (I and II) », Journal of Theoretical Biology 7 (1964), p. 1-32.
  3. G. C. Williams, Adaptation and Natural Selection (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1966).
  4. A. L. Caplan, Ed., The Sociobiology Debate (New York: Harper and Row, 1978).
  5. R. Dawkins, The Selfish Gene (Oxford: Oxford University Press, 1976), Traduit en français sous le titre : Le Gène égoïste (Paris : Mengès, 1978).
  6. Voir note 2.
  7. John Maynard-Smith, « The Theory of Games and the Evolution of Animal Conflict », Journal of Theoretical Biology 47 (1974), p. 209-221.
  8. R. L. Trivers, « The Evolution of Reciprocal Altruism », Quarterly Review of Biology 46 (1971), p. 35-57.
  9. A. Fisher, « A New Synthesis Comes of Age », Mosaic (National Science Foundation) 22 (1991), p. 1-17.
  10. W. G. Holmes and P. W. Sherman, « Kin Recognition in Animals », American Science 71 (1983), p. 46-55.
  11. J. R. Krebs and N. B. Davies, An Introduction to Behavioral Ecology, 2nd ed. (Sunderland, Mass.: Sinauer Associates, 1987): Fisher, ibid.
  12. Wilson, On Human Nature (Cambridge, Mass.: Harvard University Press. 1978), p. 2, 3.
  13. R. D. Alexander, The Biology of Moral Systems (New York : Aldyne de Gruyster, 1987).
  14. Wilson, 1978, p. 5.
  15. Id., p. 4-5.
  16. Voir Alexander ; G. D. Snell, Search for a Rational Ethic (New York: Springer-Verlag, 1988).
  17. Wilson, 1978, p. 196.

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